F. Hamitouche
Dans : le Matin d’Algerie, le 22 Mai 2017 à 15 :57.
Finalement, parler de l'archaïsme, du traditionalisme et de la modernité suppose un
face à face et non pas une symétrie des savoirs indigènes et savants, comme le
fait Fanny Colonna.
D'après le mode d'exposition de Fanny Colonna, nous repérons deux types de
discours, celui des savants et celui des indigènes. Leur symétrie pose problème
parce qu'il est possible d'un côté, d'autonomiser la logique des indigènes et
de l'autre de lier celle des savants à la réalité de ces derniers. Il faut bien
admettre que la logique des savants obéit à des règles scientifiques érigées en
canon de la pensée rationnelle et ce qui n'est pas le cas du discours des
indigènes. A ce stade-là, on s'est rendu compte de la difficulté à interpréter
le sens que prend le concept d'épistémè élaboré par M. Foucault. D'autant que
ce concept est étroitement lié à son époque ou plus exactement à celui des
constructions historiques.(1) S'il est possible de dégager de la science
coloniale, un certain épistémé correspond à celui de M. Foucault, il n'en
demeure pas moins que le discours des indigènes entaché du bilinguisme
arabo-berbère, pose problème. Certes, il existe une tradition savante
proprement arabo-musulmane qui a essayé tant bien que mal de déclencher vers la
fin du XIXe siècle, le mouvement de renaissance (la Nahda). Après, un parcours
de plus d'un siècle, ce mouvement a subi un échec cuisant dû en partie à sa
légitimation de l'autoritarisme étatique. De fait, les nationalistes arabes se
sont vus disputer la légitimation religieuse par les islamistes.
Les conflits qui ont opposé les nationalistes aux islamistes ont redoublé
d'intensité les querelles intellectuelles autour de quelques notions
fondamentales. Nous retrouvons fréquemment des disputes autour de
l'interprétation du sens des mots clefs suivants : modernité et tradition. La
trajectoire de la pensée arabo-musulmane moderniste (Hadatha) et à son
désavantage, s'est heurté au discours du retour aux sources originelles de
l'islam du temps du prophète et de ses compagnons. Un courant politique
traditionaliste (le salafisme) s'est constitué autour de l'idée du retour à
l'islam des ancêtres (salaf) sans pour autant régler les problèmes
théologico-philosophiques restés en suspens depuis des siècles. Il est
clairement établi que le langage de l'islam s'est forgé des concepts qui
renouvellent, et toujours en fonction des situations historiques, sa propre
représentation du monde. Mis à part, l'aspect vernaculaire, le discours amazigh
n'a pas forgé sa propre représentation du monde. Les mots tels que tatrara
(modernité), asemmensay (traditionaliste) et taghzint (raison) ne sont que des
néologismes enrichissant le lexique amazigh et qu'il faut beaucoup de travail
d'introspection et d'imagination pour leurs donner un contenu noologique. A
titre d’exemple, nous ne retrouvons aucun de ces mots dans le glossaire de
Fanny Colonna (2)
Dès lors qu'il s'agit de la tradition, il y a bien des figures asymétriques
des cultures. Le point de vue éloigné de l'ethnocentrisme nous oblige à avoir
un regard différent du choc culturel. Si la domination culturelle entrelace la
coutume dans un entre-jeu de la modernité et de la tradition, il va de soi que
cette même domination est l'héritière d'une logique d'interprétation qui impose
sa propre historicité. En ce sens, l'enlacement des traditions est le piège
tendu du discours sur l'Autre. Il tend ni plus ni moins à hiérarchiser par
gradations successives des cultures, l'universalisme conquérant. Toujours en
partant du centre vers la périphérie, les cultures dominées sont soumises à
d'insipides confrontations pour survivre. En général, l'issue du combat se
solde par la marginalisation de la culture amazighe réduite à une existence
locale ou à l'acculturation de l'élite. Le bilan des confrontations entre
cultures dominantes essentiellement gréco-latine et arabo-musulmane et la
culture dominée, amazighe, laisse apparaître un phénomène que l'on peut
qualifier d'universalisme imposé et consenti par les autochtones. Le double
registre du consentement et de l'imposition crée au rythme des périodes
historiques, une transfiguration des modèles identitaires.
Ainsi c'est par le biais de la transmutation de l'élite politique locale que le
bilinguisme s'est répandu, au point de réduire à néant une expression globale
proprement amazighe.
De ce fait, de l'histoire et de la remontée des événements, nous actons un
maigre résultat de "permanence berbère", terminolologie inappropriée
pour rendre compte de la pérennité amazighe. Il va de soi que face à la
récurrence situationnelle, les choses se répètent différemment au point que
l'exemple de l'Aurès des anthropologues représente tous les cas possibles et
imaginables de la transformation involutive. Cette transformation involutive
exprime la coexistence de plusieurs modes de pensée.
Les mentalités induites de la remontée historique sur un ou plusieurs siècles,
sont le miroir des dits de l'histoire. Cette histoire construite en fonction
des intérêts des groupes en compétition, encadre la dénomination de soi par
rapport aux autres. Cet encadrement structurel définit à partir de l'avènement
de l'islam en Afrique du Nord, les lignes non partagées du récit historique
toujours conditionné par une perte de la mémoire du passé. Les récitants ne
font que retravailler à leur avantage, les corpus historiques pour faire
valoir, une origine, une tradition ou une coutume.
Du fait de la distanciation noologique entre la tradition amazighe et la
tradition arabo-musulmane ou occidentale, il nous semble adéquat d'inscrire à
l'ordre du jour, un ordre de priorité du questionnement. Au lieu de commencer
la démarche par une comparaison entre les traditions arabo-musulmane et
occidentale, il y a intérêt à placer celle des Amazighs au centre du débat.
Quoique conditionnés par les catégories universelles de l'entendement; il est
plus au moins utile de conceptuelle. Cette orientation de la recherche a le
mérite d'amplifier les modes opératoires de la pensée amazighe. Le but
recherché est de manier le mot "taghzint" dans un cadre global de la
réflexion (tasnezgimt) par l'intégration progressive des éléments susceptibles
d'être extraits de l'acculturation. Cet objectif a pour rôle principal de
fonder une tradition (ansay) capable de rivaliser avec l'universalisme des
cultures. Malgré le péril en la demeure, l'exercice philosophique est possible
même s'il manque au déploiement d'une telle pensée, des outils appropriés. Cela
étant dit, tout en ayant dans le champ de la vision des repères déterminants
(Mythes, légendes, poésie, etc.) de la Raison amazighe, revenons maintenant aux
mots modernité (tatrara), traditionaliste (asemmensay) et archaïsme (awessur)
qui ont tant préoccupé les chercheurs. A cet instant précis, nous ne prenons
pas en compte tous les superlatifs de la modernité pour simplement nous
intéresser à la condition moderne de l'homme. Prime à bord, nous nous sommes
contentés de quelques extraits de lecture de l'ouvrage d'Alain Touraine. (3) Ce
dernier distingue plusieurs situations de la modernité en fonction des périodes
historiques. La plus connue est la "modernité triomphante", celle de
la raison des lumières. Pour l'occasion, il convoque J.J. Rousseau en tant que
symbole de la pensée moderne française. Il va de soi que nous ne faisons par
une lecture approfondie du livre mais tout simplement, prendre acte de
l'existence de la première inaugurale de l'idée de modernité dans la pensée
occidentale. Le sauf-conduit nous permet de sauter les étapes de la concrétion
conceptuelle de la modernité comme représentation de la société européenne du
XVIIIe siècle.
De tous les cas étudiés par Alain Touraine, nous avons retenu celui qu'il
désigne par "la pleine modernité" parce qu'elle illustre une
situation de crise. A. Touraine nous dit: " La crise de la modernité, qui
apparaît à certains comme une rupture avec la sécularisation et la confiance en
la raison, n'est-elle pas plutôt l'entrée dans une modernité plus incomplète qui
a rompu toutes les amarres qui la retenaient au rivage de l'ordre naturel,
divin ou historique des choses." (4) Les lignes qui suivent font le
constat amer de l'aventure de la raison moderne qui s'est d'après lui engouffré
dans une impasse. Pour une meilleure illustration de l'aporie de la raison
moderne nous reproduisant une partie du texte parce qu'il rend compte
effectivement de la Més-Aventure de la Raison occidentale.(5) Pour notre part,
il s'agit de faire fonctionner "l'agir communicationnel" de la
"tatrara" dans cadre de l'aventure de la Raison amazighe pour
retracer autant se peut, les événements qui ont marqué l'histoire culturelle de
l'Afrique du Nord et du Sahara. Face à l'objectivité des événements
internationaux, la subjectivité incarnée par le discours de l'histoire locale
dont fait état Edward. Saïd, peut-elle refléter l'endogénéité du discours
indigène. (6) Nous voulons dire par-là, est-ce que la Raison amazighe est
capable de rendre compte de la réalité de la tradition (ansay) et de la
modernité (tatrara)? En peu de mots comment peut-on à partir de la langue
amazighe, expliciter la relation entre la tradition (ansay) et le moderne
(atrar)? Faut-il rappeler que les buts assignés à la taghzint-la Raison
amazighe- n'est pas simplement de faire état des influences et de traduire les
événements subis ou de les comparer par rapport à la raison occidentale ou
arabo-musulmane, mais de forger des concepts afin de délimiter son propre champ
d'application. Du coup, la tatrara doit penser sa propre condition héritée de
la trans-historicité.
Inéluctablement, la tradition (ansay) se manifeste à chaque instant où il est question de
l'histoire culturelle de l'Afrique du Nord. La taghzint doit être capable de
prendre en charge sans distinction tous les savoirs savants et populaires des
Imazighens. La pensée universelle de Saint Augustin, l'universalité d'Apulée et
de tant d'autres penseurs de l'antiquité ainsi que ceux de la période médiévale
(Ibn Khaldoun) et moderne sont les principaux mobiles d'introspection historico-culturelle.
L'histoire culturelle de l'Afrique du Nord est le lieu par excellence de la
nécessaire introspection qui ne doit négliger en aucune façon ni la pensée
savante ni les savoirs populaires.
Certes, des niveaux d'universalité existent mais quoiqu'il advienne cela ne doit
pas constituer un obstacle pour faire fondre dans le moule de la taghzint, les
deux principaux modes d'expression hérités de deux traditions gréco-latine et
arabo-musulmane. Donc, il est mal venu de parler comme Mohamed Arkoun qui
reproche à Mouloud Mammeri d'avoir adossé la coutume kabyle (ansay) à la
culture classique gréco-latine. (7) Il faut bien que lui-même admette qu'il est
concerné par une certaine forme d'acculturation lorsqu'il prend en charge la
défense de l'humanisme "arabe". L'exemple des deux "Imusnawen
kabyles" est le point de non-retour des idées revenchardes parce que,
précisément, la pensée amazighe doit se construire avec ces cultures.
La construction de la taghzint est un long processus d'introspection des
savoirs accumulés dans tous les domaines de la connaissance. L'inspection de
ces domaines de la connaissance (Taghult) doit impérativement élaborer de
nouveaux paradigmes de la connaissance (tusna), eux seuls capables de concilier
la traditionnelle tamousni (sagesse) à la pensée post-moderne (atrar).
En connaissance de cause, l'exemple kabyle n'est pas le cas limite de la
taghzint qui est par essence une généralité, donc capable de penser les
différentes formes particulières de la pensée amazighe (tidmi). La tidmi comme
pensée générale de la chose n'est ni une réflexion (tasmezgimt) ni une opinion
ou hypothèse (turda) et encore moins une inspiration (tablit). On voit bien que
la construction de la tidmi (pensée) passe pas une série d'exercices
intellectuels rendus nécessaires pour l'élaboration d'un lexique répondant aux
seules exigences de la taghzint. En l'occurrence ni la richesse du
"vocabulaire berbère" ni les sources historiques ne doivent être
considérés comme un obstacle à la constitution de la tidmi. Tout au contraire,
cette richesse plurielle et variée peut être utilisée autrement qu'un
récipiendaire.
A notre avis, c'est la seule voie capable de sortir la culture amazighe de
la marginalité et du folklore.
Notes
1- Dans une interview datée de 1972, M. Foucault semble récuser l'idée de
catégories historiques alors que pour G. Deleuze (Les formations historiques:
cours à l'université de Paris VIII 1985,
la voix de G. Deleuze en ligne) la philosophie de M. Foucault décortique
les modalités opérationnelles de la raison occidentale à partir des
constructions historiques. Le recours à la généalogie
suffit amplement à décrire les processus de l'élaboration des savoirs. Sur
ce plan, il diffère de l'interjection de P. Bourdieu (Sur l'Etat, cours au
collège de France, 1989-1992, Editions du
Seuil, 2012) lorsque ce dernier interpelle M. Foucault au sujet de la
naissance de l'Etat.
2- F. Colonna, Les versets de l'invincibilité, pp. 381-387. Il faut bien
admettre qu'un travail reste à faire pour répertorier chez les auteurs
amazighophones (musiciens, poètes, écrivains, etc.,
les trois termes recherchés.
3- A. Touraine, Critique de la modernité, Fayard, 1992.
4- idem, p. 467.
5- Idem, " Pendant l'époque de la modernité limitée, l'homme s'est
pris pour un dieu; il s'est enivré de sa puissance et s'est emprisonné dans une
cage de fer qui fut moins que celle des techniques que celle du pouvoir absolu;
d'un despotisme qui se voulait modernisateur et qui devint totalitaire. En même
temps; à partir du XIXe siècle; l'idée de modernité fut de plus en plus
recouverte par celle de la modernisation, par la mobilisation des ressources
non économiques et non modernes visant à assurer un développement qui ne peut
être spontané, endogène. Ces deux mouvements se conjuguèrent pour effacer la
première image de la modernité dont toute la force venait de son rôle
libérateur. A mesure que les anciens régimes se décomposent ou sont renversés,
les mouvements de libération s'épuisent et la société moderne se retrouve
prisonnière de sa propre puissance d'un côté, des conditions historiques et
culturelles de sa réalisation de l'autre.
Parvenue à la fin du XXe siècle, la modernité a disparu, écrasée par ses
propres agents, et se réduit à un avant-gardisme accéléré qui se retourne en
post-modernisme désorienté. C'est de cette crise de la proto-modernité que
naît, en même temps que les jeux de la post-modernité et les horreurs du monde
totalitaire, la modernité plus complète dans laquelle nous entrons." p
467.
Nous ne pouvons pas dans le cadre de ce travail, analyser en détails, le
"retournement de la modernité" mais toujours est-il que d'une part,
la "Raison islamique" (aklaniya) est l'objet des controverses et que
d'autre part, la Raison amazighe (taghzint) doit surmonter des épreuves
périlleuses pour se doter d'une intelligibilité certaine. p. 467.
6- Edward.W. Saïd, Culture et impérialisme, Editions APIC, 2010.
Au moment de l'invasion de l'Egypte par Napoléon, E. Saïd rapporte les
propos d'un notable local nommé AL Jabarti. Ce dernier écrit : "Cette année
est le commencement d'une période marquée par de grandes batailles; de graves
événements s'y sont produits subitement et d'une façon effrayante. Les malheurs
se sont multipliés sans arrêt, le cours des choses a été troublé, le sens
commun s'est corrompu, la destruction l'a emporté et la dévastation s'est faite
générale: ce fut un enchainement sans fin." p. 75
Quant au Maghreb, I. Grangaud (Un point de vue local sur le milieu du XIXe
siècle. A propos d'histoires de la conquête, Insaniyat no 19-20, Juin 2003)
essaie tant bien que mal de définir la pratique local chez les historiens
maghrébins.
Malgré tous les travaux d'historiographe maghrébine, Il faut bien admettre
que le problème du "comment on raconte l'histoire nord-africaine"
n'est pas résolu. S'il y a bien l'antique Saint
Augustin qui s'est alarmé en son temps de l'invasion vandale ou des
intellectuels médiévaux et modernes qui ont protesté contre le pouvoir absolu
du monarque ou médité sur les catastrophes périodiques qui ont frappé le
Maghreb, force est de constater que cela ne suffit pas à régler la question de
la négation de soi.
7- M. Arkoun, Humanisme et islam, Editions Vrin, 2005. Voir: Avec Mouloud
Mammeri à Taourirt-Mimoun, de la culture orale à la culture savante.
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