السبت، 2 ديسمبر 2017

Raison, tradition et modernité: esquisse des principaux traits de la pensée amazighe

F. Hamitouche
Dans : le Matin d’Algerie, le 22 Mai 2017 à 15 :57.




Finalement, parler de l'archaïsme, du traditionalisme et de la modernité suppose un face à face et non pas une symétrie des savoirs indigènes et savants, comme le fait Fanny Colonna.
D'après le mode d'exposition de Fanny Colonna, nous repérons deux types de discours, celui des savants et celui des indigènes. Leur symétrie pose problème parce qu'il est possible d'un côté, d'autonomiser la logique des indigènes et de l'autre de lier celle des savants à la réalité de ces derniers. Il faut bien admettre que la logique des savants obéit à des règles scientifiques érigées en canon de la pensée rationnelle et ce qui n'est pas le cas du discours des indigènes. A ce stade-là, on s'est rendu compte de la difficulté à interpréter le sens que prend le concept d'épistémè élaboré par M. Foucault. D'autant que ce concept est étroitement lié à son époque ou plus exactement à celui des constructions historiques.(1) S'il est possible de dégager de la science coloniale, un certain épistémé correspond à celui de M. Foucault, il n'en demeure pas moins que le discours des indigènes entaché du bilinguisme arabo-berbère, pose problème. Certes, il existe une tradition savante proprement arabo-musulmane qui a essayé tant bien que mal de déclencher vers la fin du XIXe siècle, le mouvement de renaissance (la Nahda). Après, un parcours de plus d'un siècle, ce mouvement a subi un échec cuisant dû en partie à sa légitimation de l'autoritarisme étatique. De fait, les nationalistes arabes se sont vus disputer la légitimation religieuse par les islamistes.
Les conflits qui ont opposé les nationalistes aux islamistes ont redoublé d'intensité les querelles intellectuelles autour de quelques notions fondamentales. Nous retrouvons fréquemment des disputes autour de l'interprétation du sens des mots clefs suivants : modernité et tradition. La trajectoire de la pensée arabo-musulmane moderniste (Hadatha) et à son désavantage, s'est heurté au discours du retour aux sources originelles de l'islam du temps du prophète et de ses compagnons. Un courant politique traditionaliste (le salafisme) s'est constitué autour de l'idée du retour à l'islam des ancêtres (salaf) sans pour autant régler les problèmes théologico-philosophiques restés en suspens depuis des siècles. Il est clairement établi que le langage de l'islam s'est forgé des concepts qui renouvellent, et toujours en fonction des situations historiques, sa propre représentation du monde. Mis à part, l'aspect vernaculaire, le discours amazigh n'a pas forgé sa propre représentation du monde. Les mots tels que tatrara (modernité), asemmensay (traditionaliste) et taghzint (raison) ne sont que des néologismes enrichissant le lexique amazigh et qu'il faut beaucoup de travail d'introspection et d'imagination pour leurs donner un contenu noologique. A titre d’exemple, nous ne retrouvons aucun de ces mots dans le glossaire de Fanny Colonna (2)
Dès lors qu'il s'agit de la tradition, il y a bien des figures asymétriques des cultures. Le point de vue éloigné de l'ethnocentrisme nous oblige à avoir un regard différent du choc culturel. Si la domination culturelle entrelace la coutume dans un entre-jeu de la modernité et de la tradition, il va de soi que cette même domination est l'héritière d'une logique d'interprétation qui impose sa propre historicité. En ce sens, l'enlacement des traditions est le piège tendu du discours sur l'Autre. Il tend ni plus ni moins à hiérarchiser par gradations successives des cultures, l'universalisme conquérant. Toujours en partant du centre vers la périphérie, les cultures dominées sont soumises à d'insipides confrontations pour survivre. En général, l'issue du combat se solde par la marginalisation de la culture amazighe réduite à une existence locale ou à l'acculturation de l'élite. Le bilan des confrontations entre cultures dominantes essentiellement gréco-latine et arabo-musulmane et la culture dominée, amazighe, laisse apparaître un phénomène que l'on peut qualifier d'universalisme imposé et consenti par les autochtones. Le double registre du consentement et de l'imposition crée au rythme des périodes historiques, une transfiguration des modèles identitaires.
Ainsi c'est par le biais de la transmutation de l'élite politique locale que le bilinguisme s'est répandu, au point de réduire à néant une expression globale proprement amazighe.
De ce fait, de l'histoire et de la remontée des événements, nous actons un maigre résultat de "permanence berbère", terminolologie inappropriée pour rendre compte de la pérennité amazighe. Il va de soi que face à la récurrence situationnelle, les choses se répètent différemment au point que l'exemple de l'Aurès des anthropologues représente tous les cas possibles et imaginables de la transformation involutive. Cette transformation involutive exprime la coexistence de plusieurs modes de pensée.
Les mentalités induites de la remontée historique sur un ou plusieurs siècles, sont le miroir des dits de l'histoire. Cette histoire construite en fonction des intérêts des groupes en compétition, encadre la dénomination de soi par rapport aux autres. Cet encadrement structurel définit à partir de l'avènement de l'islam en Afrique du Nord, les lignes non partagées du récit historique toujours conditionné par une perte de la mémoire du passé. Les récitants ne font que retravailler à leur avantage, les corpus historiques pour faire valoir, une origine, une tradition ou une coutume.
Du fait de la distanciation noologique entre la tradition amazighe et la tradition arabo-musulmane ou occidentale, il nous semble adéquat d'inscrire à l'ordre du jour, un ordre de priorité du questionnement. Au lieu de commencer la démarche par une comparaison entre les traditions arabo-musulmane et occidentale, il y a intérêt à placer celle des Amazighs au centre du débat. Quoique conditionnés par les catégories universelles de l'entendement; il est plus au moins utile de conceptuelle. Cette orientation de la recherche a le mérite d'amplifier les modes opératoires de la pensée amazighe. Le but recherché est de manier le mot "taghzint" dans un cadre global de la réflexion (tasnezgimt) par l'intégration progressive des éléments susceptibles d'être extraits de l'acculturation. Cet objectif a pour rôle principal de fonder une tradition (ansay) capable de rivaliser avec l'universalisme des cultures. Malgré le péril en la demeure, l'exercice philosophique est possible même s'il manque au déploiement d'une telle pensée, des outils appropriés. Cela étant dit, tout en ayant dans le champ de la vision des repères déterminants (Mythes, légendes, poésie, etc.) de la Raison amazighe, revenons maintenant aux mots modernité (tatrara), traditionaliste (asemmensay) et archaïsme (awessur) qui ont tant préoccupé les chercheurs. A cet instant précis, nous ne prenons pas en compte tous les superlatifs de la modernité pour simplement nous intéresser à la condition moderne de l'homme. Prime à bord, nous nous sommes contentés de quelques extraits de lecture de l'ouvrage d'Alain Touraine. (3) Ce dernier distingue plusieurs situations de la modernité en fonction des périodes historiques. La plus connue est la "modernité triomphante", celle de la raison des lumières. Pour l'occasion, il convoque J.J. Rousseau en tant que symbole de la pensée moderne française. Il va de soi que nous ne faisons par une lecture approfondie du livre mais tout simplement, prendre acte de l'existence de la première inaugurale de l'idée de modernité dans la pensée occidentale. Le sauf-conduit nous permet de sauter les étapes de la concrétion conceptuelle de la modernité comme représentation de la société européenne du XVIIIe siècle.
De tous les cas étudiés par Alain Touraine, nous avons retenu celui qu'il désigne par "la pleine modernité" parce qu'elle illustre une situation de crise. A. Touraine nous dit: " La crise de la modernité, qui apparaît à certains comme une rupture avec la sécularisation et la confiance en la raison, n'est-elle pas plutôt l'entrée dans une modernité plus incomplète qui a rompu toutes les amarres qui la retenaient au rivage de l'ordre naturel, divin ou historique des choses." (4) Les lignes qui suivent font le constat amer de l'aventure de la raison moderne qui s'est d'après lui engouffré dans une impasse. Pour une meilleure illustration de l'aporie de la raison moderne nous reproduisant une partie du texte parce qu'il rend compte effectivement de la Més-Aventure de la Raison occidentale.(5) Pour notre part, il s'agit de faire fonctionner "l'agir communicationnel" de la "tatrara" dans cadre de l'aventure de la Raison amazighe pour retracer autant se peut, les événements qui ont marqué l'histoire culturelle de l'Afrique du Nord et du Sahara. Face à l'objectivité des événements internationaux, la subjectivité incarnée par le discours de l'histoire locale dont fait état Edward. Saïd, peut-elle refléter l'endogénéité du discours indigène. (6) Nous voulons dire par-là, est-ce que la Raison amazighe est capable de rendre compte de la réalité de la tradition (ansay) et de la modernité (tatrara)? En peu de mots comment peut-on à partir de la langue amazighe, expliciter la relation entre la tradition (ansay) et le moderne (atrar)? Faut-il rappeler que les buts assignés à la taghzint-la Raison amazighe- n'est pas simplement de faire état des influences et de traduire les événements subis ou de les comparer par rapport à la raison occidentale ou arabo-musulmane, mais de forger des concepts afin de délimiter son propre champ d'application. Du coup, la tatrara doit penser sa propre condition héritée de la trans-historicité.
Inéluctablement, la tradition (ansay) se manifeste à chaque instant où il est question de l'histoire culturelle de l'Afrique du Nord. La taghzint doit être capable de prendre en charge sans distinction tous les savoirs savants et populaires des Imazighens. La pensée universelle de Saint Augustin, l'universalité d'Apulée et de tant d'autres penseurs de l'antiquité ainsi que ceux de la période médiévale (Ibn Khaldoun) et moderne sont les principaux mobiles d'introspection historico-culturelle. L'histoire culturelle de l'Afrique du Nord est le lieu par excellence de la nécessaire introspection qui ne doit négliger en aucune façon ni la pensée savante ni les savoirs populaires.
Certes, des niveaux d'universalité existent mais quoiqu'il advienne cela ne doit pas constituer un obstacle pour faire fondre dans le moule de la taghzint, les deux principaux modes d'expression hérités de deux traditions gréco-latine et arabo-musulmane. Donc, il est mal venu de parler comme Mohamed Arkoun qui reproche à Mouloud Mammeri d'avoir adossé la coutume kabyle (ansay) à la culture classique gréco-latine. (7) Il faut bien que lui-même admette qu'il est concerné par une certaine forme d'acculturation lorsqu'il prend en charge la défense de l'humanisme "arabe". L'exemple des deux "Imusnawen kabyles" est le point de non-retour des idées revenchardes parce que, précisément, la pensée amazighe doit se construire avec ces cultures.
La construction de la taghzint est un long processus d'introspection des savoirs accumulés dans tous les domaines de la connaissance. L'inspection de ces domaines de la connaissance (Taghult) doit impérativement élaborer de nouveaux paradigmes de la connaissance (tusna), eux seuls capables de concilier la traditionnelle tamousni (sagesse) à la pensée post-moderne (atrar).
En connaissance de cause, l'exemple kabyle n'est pas le cas limite de la taghzint qui est par essence une généralité, donc capable de penser les différentes formes particulières de la pensée amazighe (tidmi). La tidmi comme pensée générale de la chose n'est ni une réflexion (tasmezgimt) ni une opinion ou hypothèse (turda) et encore moins une inspiration (tablit). On voit bien que la construction de la tidmi (pensée) passe pas une série d'exercices intellectuels rendus nécessaires pour l'élaboration d'un lexique répondant aux seules exigences de la taghzint. En l'occurrence ni la richesse du "vocabulaire berbère" ni les sources historiques ne doivent être considérés comme un obstacle à la constitution de la tidmi. Tout au contraire, cette richesse plurielle et variée peut être utilisée autrement qu'un récipiendaire.
A notre avis, c'est la seule voie capable de sortir la culture amazighe de la marginalité et du folklore.

Notes
1- Dans une interview datée de 1972, M. Foucault semble récuser l'idée de catégories historiques alors que pour G. Deleuze (Les formations historiques: cours à l'université de Paris VIII 1985,
la voix de G. Deleuze en ligne) la philosophie de M. Foucault décortique les modalités opérationnelles de la raison occidentale à partir des constructions historiques. Le recours à la généalogie
suffit amplement à décrire les processus de l'élaboration des savoirs. Sur ce plan, il diffère de l'interjection de P. Bourdieu (Sur l'Etat, cours au collège de France, 1989-1992, Editions du
Seuil, 2012) lorsque ce dernier interpelle M. Foucault au sujet de la naissance de l'Etat.
2- F. Colonna, Les versets de l'invincibilité, pp. 381-387. Il faut bien admettre qu'un travail reste à faire pour répertorier chez les auteurs amazighophones (musiciens, poètes, écrivains, etc.,
les trois termes recherchés.
3- A. Touraine, Critique de la modernité, Fayard, 1992.
4- idem, p. 467.
5- Idem, " Pendant l'époque de la modernité limitée, l'homme s'est pris pour un dieu; il s'est enivré de sa puissance et s'est emprisonné dans une cage de fer qui fut moins que celle des techniques que celle du pouvoir absolu; d'un despotisme qui se voulait modernisateur et qui devint totalitaire. En même temps; à partir du XIXe siècle; l'idée de modernité fut de plus en plus recouverte par celle de la modernisation, par la mobilisation des ressources non économiques et non modernes visant à assurer un développement qui ne peut être spontané, endogène. Ces deux mouvements se conjuguèrent pour effacer la première image de la modernité dont toute la force venait de son rôle libérateur. A mesure que les anciens régimes se décomposent ou sont renversés, les mouvements de libération s'épuisent et la société moderne se retrouve prisonnière de sa propre puissance d'un côté, des conditions historiques et culturelles de sa réalisation de l'autre.
Parvenue à la fin du XXe siècle, la modernité a disparu, écrasée par ses propres agents, et se réduit à un avant-gardisme accéléré qui se retourne en post-modernisme désorienté. C'est de cette crise de la proto-modernité que naît, en même temps que les jeux de la post-modernité et les horreurs du monde totalitaire, la modernité plus complète dans laquelle nous entrons." p 467.
Nous ne pouvons pas dans le cadre de ce travail, analyser en détails, le "retournement de la modernité" mais toujours est-il que d'une part, la "Raison islamique" (aklaniya) est l'objet des controverses et que d'autre part, la Raison amazighe (taghzint) doit surmonter des épreuves périlleuses pour se doter d'une intelligibilité certaine. p. 467.
6- Edward.W. Saïd, Culture et impérialisme, Editions APIC, 2010.
Au moment de l'invasion de l'Egypte par Napoléon, E. Saïd rapporte les propos d'un notable local nommé AL Jabarti. Ce dernier écrit : "Cette année est le commencement d'une période marquée par de grandes batailles; de graves événements s'y sont produits subitement et d'une façon effrayante. Les malheurs se sont multipliés sans arrêt, le cours des choses a été troublé, le sens commun s'est corrompu, la destruction l'a emporté et la dévastation s'est faite générale: ce fut un enchainement sans fin." p. 75
Quant au Maghreb, I. Grangaud (Un point de vue local sur le milieu du XIXe siècle. A propos d'histoires de la conquête, Insaniyat no 19-20, Juin 2003) essaie tant bien que mal de définir la pratique local chez les historiens maghrébins.
Malgré tous les travaux d'historiographe maghrébine, Il faut bien admettre que le problème du "comment on raconte l'histoire nord-africaine" n'est pas résolu. S'il y a bien l'antique Saint
Augustin qui s'est alarmé en son temps de l'invasion vandale ou des intellectuels médiévaux et modernes qui ont protesté contre le pouvoir absolu du monarque ou médité sur les catastrophes périodiques qui ont frappé le Maghreb, force est de constater que cela ne suffit pas à régler la question de la négation de soi.
7- M. Arkoun, Humanisme et islam, Editions Vrin, 2005. Voir: Avec Mouloud Mammeri à Taourirt-Mimoun, de la culture orale à la culture savante.


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